Historique du Calvaire paroissial de Ste-Croix

Le vœu de septembre 1915

Le 19 septembre 1915, jour de la fête paroissiale de Sainte-Croix, alors que la cité est occupée depuis plus d'un an, à l'initiative de l'abbé DIGNY qui a pris en charge la paroisse, 327 personnes, au nom de leurs familles, prononcent et signe un vœu collectif :
" La paroisse Sainte-Croix de Jœuf, en ce jour de la solennité de l'Exaltation de la Sainte-Croix voulant rendre un hommage d'adoration et d'amour à N.S. J.-Christ crucifié, à qui nos pères ont confié sa garde, désirant obtenir de Lui qu'elle continue à être préservée de toutes calamités durant l'épreuve que nous traversons, s'engage :
1° À faire dès maintenant, une fois chaque semaine, de préférence le vendredi, l'exercice du Chemin de la Croix jusqu'à la fin de la guerre,
2° D'établir, si elle est préservée de tout danger, un signe de sa reconnaissance envers son divin Protecteur. M. le Curé, à son retour, s'entendra avec la paroisse, pour déterminer la nature de ce signe et le lieu de son érection. "

A Revigny (Meuse) où il est mobilisé, le curé PEITZ est informé de ces promesses dès le 25 octobre suivant ; il s'associe sans réserve à cette pieuse démarche de ses paroissiens.
De retour à Jœuf dans son presbytère de la Grand'Rue, Edouard PEITZ s'emploie à honorer ce contrat conditionnel entre Dieu et ses paroissiens :
"Si Dieu a rempli la condition, tous le savent! Nous avons été à la veille d'être évacués et de tout perdre. Et, quand même le canon aurait respecté nos habitations et nos biens, nous pouvons nous demander, au spectacle lamentable qu'offrent les villes et les villages évacués, ce qui nous serait resté."
Conscient de sa responsabilité pour exécuter le vœu, dès le printemps 1919, le curé s'emploie à "acquitter l'impôt sur ce que Dieu a préservé". Approuvant le projet de Calvaire imaginé par ses fidèles, le pasteur de Sainte-Croix leur soumet une idée supplémentaire, idée germée dès qu'il apprit la nouvelle :
" Placer auprès de la Croix une plaque de marbre portant le nom de nos paroissiens morts pour la France."


Un monument champêtre ?


Sept mois après la fin de l'hécatombe, alors que tous les civils exilés ne sont pas encore de retour, tandis que la démobilisation commence à peine, le recensement des Morts et le rapatriement des corps n'en sont qu'à leurs prémisses. Devançant de plusieurs mois le projet d'un monument communal, le curé PEITZ questionne ses ouailles :
"Qu'en pensez-vous ? Ne serait-ce pas pour les familles, privées des tombes de leurs chers disparus, un lieu de rendez-vous où elles pourraient prier pour eux ? "
Sans attendre, l'abbé PEITZ entreprend de résoudre les problèmes de l'emplacement -pour lequel il a déjà son idée- et surtout du financement du monument. Pour trouver un terrain suffisamment vaste et accessible à des processions, le prêtre songe à un champ en lisière de forêt "sur le flanc de la "Côte Chauyante "", en bordure du chemin longeant la rive gauche de l'Orne et menant aux prairies de Haropré. Dès juin 1919, effectuée par des jeunes filles de la paroisse, la collecte commence auprès des signataires du vœu. Mais les démarches administratives avancent plus lentement !
Lors du 14 juillet 1919, le nécrologe de la cité compte déjà 142 Morts au Champ d'Honneur… Nous ne connaissons pas la teneur des recherches entreprises par le curé pour établir la liste des "héros de la paroisse", nous devons supposer que la tâche est passablement délicate. Le pasteur le reconnaît implicitement dans son Bulletin paroissial d'octobre 1919 :
"Il nous eût été doux d'inaugurer en cette solennité de l'Exaltation de la Sainte-Croix, le Calvaire, monument de la piété et de la confiance de la paroisse en Jésus Crucifié, mais différentes circonstances ne nous ont pas encore permis de réaliser le pieux désir de tous". Un peu trop optimiste, E. PEITZ semble avoir mal évalué la durée des démarches officielles.

Démarches complexes et réticences ?

Il faut d'ailleurs attendre le 25 septembre 1920 pour qu'il adresse une demande écrite aux édiles de Jœuf :
"Monsieur le Maire, je voudrais en un endroit retiré et recueilli, facilement accessible à tous, ériger comme une sorte de tombe à la gloire des enfants de Jœuf morts pour la France. Ce serait pour toutes les familles, et surtout pour celles qui ne pourront recouvrer les restes des leurs, l'occasion d'un pieux et consolant pèlerinage. Voudriez-vous demander au Conseil municipal de m'accorder, moyennant une redevance annuelle qu'il fixerait, la concession perpétuelles de 2 ares de terrain dans la forêt communale sur le chemin de la fontaine Sainte-Anne, au coin du Quart en Réserve(…)". Il est important de remarquer que pour la première fois, E. PEITZ évoque l'ensemble des enfants de la ville et non plus seulement ceux de la paroisse qu'il administre. Cela allonge singulièrement la liste des noms à graver dans le marbre ; en outre, le curé ne doit pas ignorer que certains héros joviciens ne sont pas catholiques…
La réponse des élus ne tarde pas ; le 2 octobre suivant, le conseil adopte à l'unanimité la délibération qui autorise la cession de terrain et la réalisation du monument :
"Vu la demande de l'abbé Peitz, curé de Jœuf qui sollicite un emplacement(…) pour édifier à ses frais un monument commémoratif rappelant la mémoire des soldats morts glorieusement pour la France(…)
Considérant que ce monument n'aura aucun rapport avec celui que la ville doit élever, sur la place de son Hôtel de Ville, avec ses ressources et celles recueillies par le Comité constitué à cet effet, et que dans la pensée de son auteur il doit servir de lieu de pèlerinage sur un chemin rural servant actuellement de lieu de promenade et qu'il sera accueilli favorablement par la population (…) autorise le Maire à passer la convention à intervenir entre les partis."

La commune se réserve la propriété du terrain et vote une redevance annuelle de 1 Franc. Après avis favorable des services forestiers, qui précisent qu'aucun arbre ne doit être coupé, le préfet DUPONTEIL entérine la demande par arrêté en date du 16 décembre 1920. La concession -renouvelable- est accordée pour 50 ans; le desservant doit acquitter chaque mois de janvier -et d'avance- la somme prévue de un franc.
"C'est pour nous un devoir très agréable de remercier publiquement MM. Les membres du Conseil municipal et M. le Préfet de Meurthe-et-Moselle ", conclut le curé PEITZ dans son Bulletin de janvier 1921.
Nous ne pouvons nous empêcher de penser que l'initiative paroissiale a pu apparaître dérangeante, sinon pour les autorités municipales qui croient bon de préciser qu'il n'y a pas concurrence entre les 2 stèles à ériger à Jœuf, mais peut-être pour des concitoyens plus farouchement laïques, et probablement par les instances de l'État à l'origine de l'érection d'un monument œcuménique et fédérateur dans chaque commune de France. Le cas de la cité jovicienne est loin d'être unique. Comme l'explique d'ailleurs Annette BECKER, le choix de l'emplacement d'un monument commémoratif ne fut pas partout une mince affaire :
"Les solutions, diverses selon les régions françaises, sont très révélatrices des tensions entre l'Église et l'État, entre la chapelle et la mairie (…) Les héros, plus proches de la mairie, sont bien ceux de l'État. Plus proches de l'Église, ils rejoignent la cohorte des saints (…)"

1921, une année de réflexion, de recherches et de tâtonnements

Tandis que les édiles municipaux se multiplient pour franchir les démarches administratives et trouver le financement du monument communal, le curé PEITZ mûrit son projet. Sans doute, s'emploie à établir la liste des noms à graver sur le monument. Selon les différentes sources, le nombre des héros passe de 142 en juillet 1919 à 210 en début d'année 1921. En juillet 1921, alors que la municipalité crée une Commission pour l'inscription des noms sur le monument et décide de 4 critères justifiant cette inscription, nous n'apprenons rien de la démarche retenue par le curé.
Cette même année, le 11 novembre, qui n'est pas encore un jour férié, tombe un vendredi. Ce jour de l'Armistice est choisi par les élus pour apposer un "Tableau d'Honneur " des Héros de Jœuf dans la salle dite des "Pas Perdus" de la mairie ; ce nécrologe ne comporte encore que 215 patronymes ! La liste civile officielle sera encore révisée à la fin décembre pour comporter finalement 225 noms.
Quelques mois plus tard, chaque église paroissiale se voit également dotée d'un martyrologue des enfants de Jœuf, morts pour la Patrie. A Notre-Dame de Franchepré, une grande plaque émaillée, placée dans un cadre noir, donne par ordre alphabétique les 216 noms agréés en juillet 1921. Le temps que la maison lyonnaise "Émaillerie française" réalise le travail, ce "Tableau d'Honneur", béni et installé en mars 1922 dans le porche de l'église, a oublié 9 nouveaux Héros joviciens. A Sainte-Croix, on reparle du calvaire dans le Bulletin de mars 1922 :
"Nos projets.-(…) Le calvaire promis pendant la guerre sera en même temps le monument religieux aux morts de la ville de Jœuf."
Pour le curé PEITZ, la liste des morts à honorer semble arrêtée !
"Petites nouvelles.- Un magnifique tableau des morts de la guerre vient d'être apposé dans notre église. Il est dû au talent d'un de nos jeunes artistes, actuellement soldat, Jean Archimbaud. Tous nos paroissiens l'ont admiré, dans son encadrement sobre et distingué qui a été gracieusement exécuté par l'Usine."
Si le monument paroissial apparaît définitivement consacré à la mémoire de tous les Morts de la ville, le brave curé ne dit pas que le projet initial est totalement transformé !


Juillet 1922, translation et modification du futur monument


Renonçant au projet initial, qui consistait à placer le Calvaire et le Monument sur le terrain concédé par la municipalité sur le chemin de Sainte-Anne, le curé et son conseil paroissial décident de les "rapatrier " au chœur de la cité. L'ensemble monumental doit être placé dans la cour du patronage de jeunes filles, en bordure du chemin conduisant au cimetière …sur un terrain appartenant au curé PEITZ. Les raisons apparaissent alors évidentes :
"Là, il sera d'un accès plus facile aux habitants des deux paroisses et par conséquent sera plus visité ; il sera plus garanti contre les profanations toujours possibles dans un endroit peu fréquenté ; il sera près du cimetière et plus à portée des cérémonies à organiser."
Le curé compte y établir un autel qui permettra de célébrer des messes ; une grille doit remplacer le mur primitivement prévu et donner vue sur le monument. En juillet, 2 projets sont encore à l'étude. Les plans sont l'œuvre de MM. BIAZOT, chef de service de la Charpenterie des Forges, et Jean ARCHIMBAUD. Ils se sont inspirés d'un projet exécuté par M. LAFERRIÈRE, artiste peintre à Vandœuvre. Les travaux doivent être confiés à l'entrepreneur jovicien Pierre FISCHER et le dessein du pasteur de Sainte-Croix est d'inaugurer et de bénir le monument le lendemain de la fête votive de la paroisse, en septembre.

Ultimes modifications et respect de la hiérarchie du Souvenir

En août, le curé annonce l'ajournement de la cérémonie. Le projet comporte encore quelques aménagements ; peut-être les jolies plaques émaillées devant remplacer le marbre d'abord retenu pour le nécrologe des paroisses tardent-elles à être réalisées ? Mais et surtout, "apprenant que le Comité du Monument aux Morts allait enfin pouvoir inaugurer celui-ci le 11 novembre prochain, nous n'avons pas voulu par une première cérémonie nuire à la manifestation patriotique que doit provoquer cette inauguration". La cérémonie est reportée à l'occasion d'un temps fort de la vie paroissiale : la Mission prêchée en mars 1923 par les pères KELLER et LIÉFOOGHE. Toutefois, nous savons par ailleurs que le financement des travaux pose des problèmes.

Inauguration le jour de Pâques 1923


Le dimanche 1er avril 1923, à 2 heures et demie, le monument inachevé est consacré, ainsi que le relate son initiateur:
"Le monument est simple. C'est à la base une tombe portant à sa tête dans le rocher, trois plaques où sont inscrit les noms des morts. De chaque côté, un escalier pour accéder à un autel dont le devant porte l'inscription suivante : Vœu de la paroisse, 19 septembre 1915. Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie, ont droit qu'à leur tombeau la foule vienne et prie. L'autel est dans le rocher et au-dessus s'élève la croix et le Christ. Plus tard quand les ressources le permettront, il y aura de chaque côté de la Croix, la Vierge et St-Jean et devant la tombe une femme à genoux dans la prière."
D'après le Bulletin paroissial, "la cérémonie fut grandiose". Les diverses associations de la ville, M. MAGUIN, maire, accompagné des ses adjoints, ainsi que M. BOSMENT, directeur de l'Usine, assistent à l'inauguration ; l'Harmonie Pierre de Bar prête son concours musical.

Une quête ininterrompue !

Le 2 novembre, à l'issue d'une procession, on chante le premier De Profondis pour les morts, devant le Calvaire. Mais, 9 jours plus tard, pour les cérémonies commémorant l'Armistice, première contrariété pour le desservant de Sainte-Croix, la température glaciale ne permet pas de célébrer la messe au Calvaire ; la foule imposante se replie et s'entasse dans l'église trop petite !
Deux mois plus tard, en début d'année 1924, le curé PEITZ fait les comptes des travaux … et son mea culpa :
"Des étrennes S.V.P. C'est pour le Calvaire que je supplie de ne pas m'oublier.
Quand nous avons entrepris sa construction, nous étions loin de nous douter, renseignements pris auprès de personnes compétentes, que la dépense prendrait des proportions si grande que celles dont nous venons d'avoir la révélation."

La plus grosses parties des moellons a été donnée gracieusement par la Mairie ; toute la crasse utile pour l'enrochement a été amenée à pied d'œuvre par l'Usine. Le total des offrandes atteint 4224.50F, y compris la vente de cartes postales du monument pour la coquette somme de 532.20F, le jour du 11 novembre 1923, ainsi que 1000F donnés par Mmes François et Maurice de WENDEL. Une fois acquittées les sommes de 987.70F pour le Christ, de 520.30F pour les plaques et 116.50F pour divers travaux faits à la croix, il reste 2600F en caisse en janvier 1924. A la réception du mémoire présenté par l'entrepreneur, Edouard PEITZ peut être soucieux et espérer un puissant miracle !
"Il se monte, pour les travaux de maçonnerie, de ciment, d'autel, de serrurerie, de peinture, à 13978.72F, sur lesquels nous avons donné en à-compte, 2600F !!!
Comme on peut s'en rendre compte, la marge est considérable et les bonnes âmes qui ont le cœur tendre, la pitié facile, pourront venir à nous (…) "

On peut comprendre que le projet des trois statues supplémentaires soit abandonné … et pour longtemps !
Et, le curé bâtisseur institue la quête du 3ème dimanche de chaque mois pour aider au frais du Calvaire. A raison 100 à 200F mensuels, M. FISCHER risque d'attendre plus de 6 années avant de toucher son dû. Or en mars 1924, l'abbé PEITZ est appelé à Nancy pour prendre en charge la paroisse St-Mansuy ; son successeur et ancien vicaire, Georges DELLWALL hérite de la dette !
Le nouveau curé met tout en œuvre pour apurer la dette, d'autant que le remplacement des cloches, volées par les Allemands depuis 7 ans déjà, est à l'ordre du jour. La paroisse n'en finit pas de payer son tribut à la Grande Guerre ! En août, la question du Calvaire entre dans une phase nouvelle. M. FISCHER fait l'heureuse surprise au nouveau curé de consentir la généreuse remise de 3500F. Fort des dons accumulés, G. DELLWALL "invite ses paroissiens à l'aider à trouver les 5500F qui lui restent à verser, et à répondre à la générosité de l'entrepreneur par leurs générosités personnelle. Il accepte avec reconnaissance tout don fut-il de 5500F ou tout près… sans espoir de retour".
L'humour n'étant pas suffisant, en septembre 1924, le curé réunit le conseil paroissial et obtient les pleins pouvoirs pour régler l'affaire du Calvaire. Son apostolat commence sous d'heureux auspices : dès le mois suivant, il annonce qu'il est en mesure de verser la plus grosse partie de cette dette. Pour autant, il informe ses paroissiens que les pleins pouvoirs ne peuvent pas tout ! il attend encore que les bourses se délient pour qu'il puisse solder la dette pour le Nouvel An. Nous n'avons pas trouvé de quelle manne le curé de Sainte-Croix a pu bénéficier… Fortune personnelle, emprunt ou généreux donateur(s) anonyme(s) ? En tout cas, plus aucun écho n'apparaît à propos du Calvaire dans les pages des bulletins paroissiaux suivants. Cette affaire étant classée, le nouveau curé de Jœuf "s'attaque" aux problèmes encore plus pesants des cloches et du clocher.

Quatre-vingt ans après, une cure de jouvence pour le Calvaire

Les décennies passant, le temps inflige ses outrages au monument des années vingt. En 1989, les scouts joviciens s'emploient à nettoyer le monument, envahi par les herbes et la mousse. Mais, le Christ a disparu, les bords des plaques émaillées sont rongés par la rouille. En 1997, alerté par l'association du Souvenir Français, en accord avec la paroisse propriétaire du monument, la municipalité décide de restaurer ce patrimoine historique et de remplacer les plaques devenues des symboles d'une mémoire… qui peut défaillir, faute d'entretien !
Les compétences du Cercle d'Histoire sont alors sollicitées. Le problème n'est pas simple : quelle vérité faut-il respecter aujourd'hui et que doit-on graver dans le marbre à destination des prochaines générations ? Fidélité à l'œuvre imparfaite et subjective du curé PEITZ ou bien approche au plus près de la vérité historique ? Il fallait trancher pour que le sculpteur ne reste pas "ciseau en l'air". Mais ces recherches et cette réflexion sont déjà une autre histoire.

R. Martinois
Cercle pour la Promotion de l'Histoire de Jœuf

Sources : "Bulletins paroissiaux de Sainte-Croix (mai 1919 à décembre 1925) " ; registre du conseil de fabrique ; presse d'époque.
R. Martinois, "L'édification du Monument aux Morts de Jœuf" in "Chroniques Joviciennes" n°16.
A. Becker, "Les Monuments aux Morts - Mémoire de la Grande Guerre".

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C.P.H.J. - Novembre 2004